Paris – Il y a quelques semaines, la prise de parole du Pr Karine Lacombe concernant certaines violences sexuelles dont elle a été la victime et témoin à l’hôpital a une nouvelle fois levé le voile sur ce que doivent affronter encore trop fréquemment certaines professionnelles dans les établissements de santé. Cependant, ces dernières années, les hôpitaux publics ont été invités à un travail en profondeur pour mieux lutter contre et prévenir toutes les formes de violences dans les relations professionnelles. Nous évoquons ce sujet avec Marie Audubert-Quenot, directrice du Département Santé Qualité de vie et des conditions de travail de l’Assistance publique – hôpitaux de Paris (AH-HP). En 2021, un système de signalement a en effet été mis en place au sein de l’AP-HP. Si le nombre de saisines demeure encore restreint, le dispositif est de mieux en mieux connu. Les enseignements de l’analyse de ces signalements ne sont pas sans intérêt : il apparaît en effet que bien qu’elles soient fortement médiatisées, les violences sexuelles et sexistes (VSS) sont loin de représenter la majorité des faits remontés. D’une manière générale, Marie Audubert-Quenot note que les relations interpersonnelles dégradées constituent la première raison du recours à cette cellule. Elle témoigne également du travail réalisé et de l’ampleur de la mission à effectuer.
JIM.fr - Les signalements de violences (entre agents de l’AP-HP) quelles qu’elles soient ont-ils augmenté ces dernières années ?
Marie Audubert-Quenot : Notre dispositif de signalement baptisé « Violences au travail » a été mis en place en septembre 2021. Il s’inscrit dans le cadre de la loi d’août 2019 de transformation de la fonction publique, qui imposait aux employeurs publics la mise en place de ce type d’outils. Depuis son lancement, nous avons effectivement constaté une évolution, notamment sous l’effet d’une campagne lancée cette année, au mois de novembre, à la suite de laquelle une augmentation des signalements de 130 %a pu être observée. Ainsi, depuis 2021, nous avons recensé 279 signalements auprès de cette cellule, dont 132 en 2023. Concernant ce que l’on appelle les violences à caractère sexuel ou sexiste (VSS), elles ne représentent aujourd’hui que 5 % des signalements reçus, ce qui n’est clairement pas la majorité. La majorité relève de relations professionnelles dégradées, entre professionnels et pas nécessairement, contrairement à ce que l’on pense souvent aussi, entre un professionnel et son supérieur. Cependant, un fait marquant est que nous sommes davantage sollicités par des internes. C’est assez nouveau, car jusqu’à présent nous recevions en grande majorité les déclarations de professionnels non médicaux. Mais de plus en plus, des médecins, internes, praticiens hospitaliers ou PU-PH nous contactent.
Il est faux de dire qu’il n’y a pas de sanctions
Bien que nouveau, notre dispositif est cependant très structuré. Nous sommes en avance par rapport à beaucoup d’autres institutions. Notre dispositif a par ailleurs évolué parce qu’il a été évalué, à la demande du directeur général et du président de la CME. Les évolutions marquantes ont concerné notamment la procédure de traitement d’un signalement, lorsque des enquêtes internes doivent être lancées pour des faits particulièrement graves. Nous avons fait évoluer les choses et désormais une restitution du rapport d’enquête, est effectuée à la gouvernance du CHU mais aussi aux personnes concernées (signalant et mis en cause). Dans ces rapports, on qualifie aussi juridiquement les faits, ce qui n’était pas systématique auparavant. Nous avons donc procédé à ces ajustements fondés et légitimes.
JIM.fr - Pensez-vous que les dispositifs de signalements de ces violences soient suffisamment connus (les enquêtes réalisées par diverses associations semblent signaler un faible taux de recours aux dispositifs de signalements intra-hospitaliers) ? Comment agissez-vous pour les faire connaître au-delà de la campagne que vous venez de citer.
Marie Audubert-Quenot :Nous multiplions les actions de sensibilisation dans les GHU. Nous avons ainsi multiplié les présentations dans les Comex, les Codir et au sein des instances centrales de l’AP-HP, auprès des élus du personnel, qui sont aussi un relais de ce type de dispositifs. Nous avons également un certain nombre de réseaux de professionnels que nous animons à l’AP-HP qui nous permettent de présenter ce dispositif.
JIM.fr - Le faible recours à ces dispositifs pourrait également être en partie lié au sentiment d’une absence ou quasi-absence de sanctions des auteurs des violences. Quels ont été les types de sanction prononcés par les instances disciplinaires de l’AP-HP au cours de l’année écoulée ? Leur nombre a-t-il progressé ces cinq dernières années ?
Marie Audubert-Quenot :L’objet d’un signalement, ce n’est pas forcément la sanction. C’est, à mon sens, d’abord de comprendre ce qui se joue. Il y a toujours une première phase au cours de laquelle la situation est analysée. Quand il s’agit de relations professionnelles dégradées, la sanction n’est pas forcément la réponse la mieux adaptée. Nous pouvons nous orienter vers la médiation oula conciliation. Mais évidemment, lorsque nous sommes face à des comportements qui dépassent le professionnalisme habituel, il y a un relais qui est fait par les DRH et des sanctions disciplinaires peuvent être prononcées. Il est faux de dire qu’il n’y a pas de sanctions. Les DRH font très bien leur travail et ils n’ont pas besoin de nous pour sanctionner ces comportements.
Cependant, il est vrai que pour le personnel médical, il y a probablement encore une forme de réticence à signaler de la part de certains qui se disent victimes de comportements inappropriés de la part de médecins parce qu’effectivement, notamment vis-à-vis des PU-PH, pouvoir aboutir à une sanction reste long. Ce n’est néanmoins pas impossible : il y a eu quatre suspensions à l’AP-HP assez récemment, des décisions prises par le directeur général et le président de la CME centrale. Mais c’est vrai que c’est long. Il est évident que cette idée reste ancrée chez beaucoup. Il faut aussi avoir en tête que nos dispositifs sont encore récents et qu’il faudra accompagner l’évolution des mentalités.
JIM.fr - Concernant plus spécifiquement les violences sexuelles et sexistes, quelles sont les actions spécifiques qui ont été mises en place pour les prévenir au sein de l’AP-HP ?
Nous avons déployé une grande campagne de communication et de prévention pour lutter contre les violences au travail, en novembre 2023. C’était une première, avec la diffusion d’un spot et de flyers au sein des établissements. Cette campagne va être reconduite chaque année, ce qui devrait en accroître l’impact. Nous avons aussi des Maisons des femmes au sein de l’AP-HP qui permettent aux professionnelles qui seraient victimes de violences d’être écoutées et prises en charge. Nous disposons aussi de tout le dispositif d’accompagnement et de soutien des psychologues, des assistantes sociales, au sein de l’AP-HP pour les professionnels aussi. Ce sont autant de leviers que l’on actionne. Nous pouvons également nous appuyer sur les services de santé au travail. Face à cette diversité d’acteurs, un des enjeux est de réussir à trouver la bonne articulation. Pour notre part, dès que nous sommes saisis et en fonction de la nature des faits, nous réorientons au niveau local dès lors qu’il reste le niveau le plus pertinent pour agir. Mais nous avons aussi une psychologue au niveau central, qui peut être amenée à prendre en charge certains faits notamment pour déporter certaines situations ; cela peut être rassurant pour le professionnel
« Il y a des milieux très fermés à l’hôpital où l’on a peut-être plus de notion du curseur »
JIM.fr - Plus précisément, dans quelle mesure la lutte contre ce que l’on appelle « le climat machiste » fait partie de votre action ?
Marie Audubert-Quenot :Cela fait partie de toutes nos actions de sensibilisation et plus globalement de toutes nos actions liées au plan égalité Femmes-Hommes au sein de l’AP-HP qui est également porté par le département santé, qualité de vie et conditions de trvail. Ce plan se décline en une cinquantaine d’actions, dont évidemment un volet très important dédié à la formation et aux actions de sensibilisation. Nous sommes en train de finaliser des marchés de formation dédiés aux différentes actions qui sont à décliner dans le plan égalité pro, dont des actions de sensibilisation dans les services, dans les Comex de GHU pour expliquer qu’il y a des comportements qui sont inappropriés, et que telles ou telles choses peuvent être qualifiées d’outrages sexistes ou de harcèlement sexuel. Il y a effectivement des milieux à l’hôpital, très fermés, où l’on a peut-être moins qu’ailleurs cette notion du curseur et où c’est important d’agir, de sensibiliser tous les professionnels pour redire ce qui est interdit par la loi, qualifié pénalement. Nous débutons, mais la sensibilisation est déjà en marche. Nous sommes déjà intervenus dans certains Comex et dans certains services identifiés comme particulièrement impactés. Les blocs notamment sont des endroits fermés, où l’on sait que l’institution se doit d’être particulièrement vigilante.
Les femmes à l’origine de la grande majorité des signalements
JIM.fr - Estimez-vous que certaines révélations médiatisées peuvent avoir un impact positif non seulement sur la libération de la parole ou sur la prise de conscience de certains ou considérez-vous que leur influence reste restreinte ?
Marie Audubert-Quenot :Cela permet forcément de parler du sujet, de le mettre en une : c’est donc en ce sens une aide. Cependant, aujourd’hui, nous n’avons pas encore constaté sur notre plateforme de hausse des signalements. Cependant, cela est très récent.
JIM.fr - Les femmes sont-elles plus souvent à l’origine de signalements que les hommes (tous faits confondus) ?
Oui, assurément : elles représentent 70% des signalantes.
JIM.fr - Quelles mesures ont été prises pour prévenir les méthodes de management pouvant être considérées comme « toxiques » ou pouvant favoriser certaines formes de harcèlement ?
Marie Audubert-Quenot : Juste une remarque :on part souvent du postulat que c’est nécessairement le management qui est en cause. Or, comme je vous le disais, ce que l’on constate dans les signalements que nous recevons, la mise en cause du supérieur direct est est loin d’être majoritaire. Les difficultés sont plutôt d’ordre interpersonnel. Néanmoins, comme dans toute institution, tout système humain, il y a des managers, plus ou moins adroits et bienveillants, avec des langages plus ou moins appropriés. Là encore, cela fait partie de nos axes de sensibilisation. Il y a un énorme volet sur la ligne managériale que nous sensibilisons en priorité. Nous avons par ailleurs un département au siège de l’AP-HP, le département de l’accompagnement managérial, qui propose du coaching par exemple pour aider les managers repérés comme étant dans des situations compliquées et qui n’ont pas forcément toujours conscience qu’ils ont un management inapproprié.
JIM.fr - Les conditions de travail difficiles peuvent-elles selon vous favoriser les relations interpersonnelles dégradées ?
Marie Audubert-Quenot :Il me semble que c’est un raccourci de dire cela. De fait, dans un service où vous manquez d’infirmiers, des tensions peuvent naître. Cela peut être une partie de la cause, mais ce n’est pas la cause essentielle. Très honnêtement, les incompatibilités d’humeur, les difficultés interpersonnelles sont les moteurs principaux.
JIM.fr - Est-ce qu’il est facile d’obtenir un certain consensus sur ces sujets ou est-ce qu’il existe encore des résistances, retardant la mise en place de processus efficaces et l’avènement de véritables prises de conscience ?
Marie Audubert-Quenot :La parole se libère réellement peu à peu. Dans les directions de GHU, le mouvement général est en faveur de cette évolution. Evidemment, vous trouverez toujours des personnes réticentes. Mais globalement, on est sur une tendance très favorable et porteuse, y compris chez les chefs de service etc. Il y a une prise de conscience claire pour admettre que des choses qui pouvaient être auparavant tolérées ne sont plus acceptables et ne sont pas tolérées au sein de l’AP-HP.
Propos recueillis par Aurélie Haroche